L’Europe de plus en plus exigeante avec ses immigrés

Alors que la place de l’islam devient un sujet de débat, la méfiance n’est plus l’apanage de la seule extrême droite.

DE BRUXELLES
L’Europe actuelle semble franchir une ligne invisible en ce qui concerne ses minorités musulmanes. L’idée que l’islam ne serait pas conciliable avec les valeurs européennes gagne les partis politiques traditionnels. “Vous avez vu ce qui s’est passé avec le pape”, fait valoir Patrick Goeman, propriétaire du Raga, un bar à vins branché du centre d’Anvers. “Il a dit que l’islam était une religion agressive. Et, dès le lendemain, ils tuent une bonne sœur quelque part et ils lui donnent raison. On est dans l’irrationnel.”
Goeman n’a rien d’un extrémiste. Le soir où un parti d’extrême droite aux messages antimusulmans a organisé un meeting non loin de là, il a appelé les bars et les restaurants du quartier à fermer en signe de protestation. Ses craintes, il les partage avec des modérés de l’ensemble de l’Europe, qui trouvent anormal que la moindre critique de l’islam ou de l’immigration musulmane entraîne des menaces de violence.
Pendant des années, pratiquement seule l’extrême droite donnait de la voix sur ces questions. Aujourd’hui, des citoyens et des politiques peu suspects d’extrémisme se demandent si l’on ne devrait pas poser des limites aux valeurs de tolérance et de multiculturalisme, autrefois incontestées.
Jack Straw, l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique [aujourd’hui ministre chargé des Relations avec de la Chambre des communes], semble avoir résumé la situation en disant qu’il trouvait gênant d’adresser la parole à des femmes au visage entièrement voilé. Le voile, écrit-il, “est la marque d’une séparation et d’une différence”. La limite entre la critique ouverte d’une autre communauté et l’intolérance est parfois ténue, et de nombreux musulmans pensent qu’elle est de plus en plus souvent franchie. “Il est clair que de part et d’autre les points de vue sont de plus en plus extrêmes”, affirme l’imam Wahid Pedersen, un Danois converti à l’islam. “Il est devenu politiquement correct de s’en prendre à l’islam, si bien que les modérés des deux bords ont du mal à rester raisonnables.” Le message est clair : adoptez notre culture ou partez ! Pedersen craint que les modérés ne finissent par harceler les musulmans – ceux-là mêmes qui, selon eux, doivent s’intégrer en Europe. En effet, de nombreux Européens, même s’ils sont par ailleurs favorables à l’immigration, évoquent déjà plus ouvertement les différences culturelles, en particulier les croyances religieuses et les valeurs sociales des musulmans, bien plus conservatrices que celles de la plupart des Européens sur des questions comme les droits de la femme ou l’homosexualité.
“Beaucoup de gens, des progressistes, pas des nationalistes, pas l’extrême droite, disent : ‘Cette religion est là, elle joue un rôle et remet en cause nos acquis des années 1960 et 1970’”, note le Néerlandais Joost Lagendijk, député européen appartenant aux Verts, une formation qui s’intéresse aux problèmes des musulmans. “D’où cette crainte d’être ramené de nombreuses années en arrière et de devoir expliquer aux immigrés que les hommes et les femmes sont égaux et que les gays doivent être bien traités. Ce qui signifierait que tout est à recommencer.” Aux Pays-Bas, la crainte de voir les valeurs de tolérance menacées est telle que les candidats à l’immigration doivent désormais visionner un DVD qui montre brièvement des femmes les seins nus et deux hommes en train de s’embrasser. Ce film ne cite pas expressément les musulmans, mais sa cible est tout aussi claire que son message : adoptez notre culture ou partez !
La question la plus délicate est sans doute celle de la liberté d’expression, avec pour corollaire la peur de voir la moindre critique de l’islam déclencher des violences. En France, le professeur de philosophie Robert Redeker a été menacé de mort pour avoir publié [le 19 septembre 2006, dans Le Figaro] un article dans lequel il avait qualifié le prophète Mahomet de “chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame”. A chaque incident, les politiques modérés s’expriment de plus en plus franchement. “Face à ceux qui veulent pratiquer la violence au nom de l’islam, l’autocensure n’est pas une solution”, a déclaré la chancelière Angela Merkel, critiquant l’annulation de l’opéra de Mozart Idoménée à Berlin. “Il est absurde de battre en retraite.”
La réaction de rejet se fait sentir également d’autres manières. En septembre dernier, le ministre de l’Intérieur britannique, John Reid, a appelé les parents musulmans à surveiller de près leurs enfants. “On ne peut pas dire cela avec des mots choisis”, a-t-il déclaré à une association musulmane des quartiers est de Londres. “Ces fanatiques cherchent à embrigader les enfants, y compris les vôtres, pour en faire des kamikazes.”
En raison de ce nouvel état d’esprit, de nombreux musulmans ont le sentiment qu’on attend désormais d’eux qu’ils deviennent exactement comme leurs hôtes européens. Dyab Abou Jahjah, un Belge né au Liban [dirigeant de la Ligue arabe européenne], a rappelé que pendant des années les Européens avaient mis l’accent sur “la citoyenneté et les droits de l’homme”, à savoir cette idée que les immigrants musulmans devaient respecter la loi, mais qu’ils pouvaient par ailleurs vivre conformément à leurs traditions. “Puis voilà qu’on nous dit que la règle du jeu a changé”, s’indigne Jahjah, qui est opposé à l’assimilation. “Nous devrions renoncer à notre culture et à notre religion. Nous ne sommes plus du tout dans la même logique.”
Dan Bilefsky et Ian Fisher

Courrier International, 01/02/07.